to be human /grace

- written in the scars on our hearts

Plusieurs jours qu'elle faisait les cents pas, dans la cuisine, usant le tapis de sa chambre, sur le parquet grinçant du salon. Parfois même à l'école, entre deux classes, devant le tableau, le long des rangées de tables griffonnées. La sentence était tombée, condamnait ces dernières années d'erreurs et de regrets. Le destin refusait leur séparation. Grace avait l'esprit confus, embué, encombré de trop d'idées. Elle n'en voulait pas, du cadeau de Dieu. De l'intrus dans son ventre. Elle arpentait incessamment le sol de l'entrée, remontant et descendant les escaliers quelques fois pour changer. Elle n'osait même plus regarder son corps dans un miroir, l'asile d'un petit habitant non désiré. Elle n'osait pas penser à la transformation que son corps subirait, les prochains mois. Ni à la transformation que sa vie subirait, les prochaines années. Elle avait pensé à toutes les solutions, mais elles étaient toutes trop cruelles et Grace trop incapable. Elle devait le garder, cet enfant.
- Bun, chut ! Au panier. La femelle golden retriever au nom de pâtisserie s'était mise à aboyer à l'entente de coups sur la porte. Elle se tut et obéit à sa maîtresse, qui se dirigea prudemment vers l'interrupteur pour éclairer le perron. Elle ouvrit ensuite la porte plus naturellement et se détendit davantage devant la silhouette familière qui se découpait dans l'obscurité. Theo, le responsable de son état. Sa déchéance. Son tourmenteur dont elle ne pouvait pas se défaire. Les lèvres de Theo rejoignirent sa joue rebondie et lui offrirent une bise, à laquelle Grace répondit en embrassant le vide au même moment. Elle s'écarta légèrement pour inviter Theo à entrer, comme toujours, et se crispa un peu à sa remarque. - Ça fait... quelques jours ? Quelques semaines. Ou plus exactement depuis la date du test de grossesse. Elle referma la lourde porte en bois et suivit Theo à l'intérieur avec un petit rire timide. - Qu'est-ce qui t'amène ? Il lui manquait, elle l'admettait maintenant qu'il était là. Leur dernière séparation datait de cette année, et peut-être qu'elle serait déjà revenue à lui, comme toujours. Si il n'y avait pas d'imprévu. - Tu veux boire quelque chose ? J'ai fait de la limonade, il faisait vachement chaud aujourd'hui.

- written in the scars on our hearts

Un truc lui pinçait le cœur. Chaque fois qu’elle voyait Theo. Mais ça pinçait encore plus fort, ça l’écrasait, l’asphyxiait, alors que Theo était là, à la maison, chez elle qui fut parfois chez eux. C’était ça, qui faisait que Grace l’avait encore dans la peau. Theo était bien plus facile à retenir qu’à oublier. Et habiter dans le même petit village, le voir presque tous les jours, abriter son enfant dans son ventre n’aidait pas non plus. Pendant un instant où elle s’était perdue pour une millième fois dans ses yeux noirs, Grace avait oublié ce dernier détail, et elle se mordit la joue quand il lui revint à l’esprit. Sans ça, là, elle serait retournée se loger dans ses bras familiers. – Assieds-toi. Elle l’avait déjà vu au travail, partout à la fois, et elle l’avait déjà vu lui revenir le soir, l’embrasser dans un dernier effort avant de s’endormir. Il n’avait pas l’air aussi fatigué que ces fois-là, mais quoi qu’il était arrivé, elle prendrait toujours soin de lui. – Je vais bien, ne t’en fais pas. Le mensonge lui brûla les lèvres, résonna entre ses reins. Elle espéra y avoir mis assez de conviction, pour ne pas sonner faux. Pour ne pas l’inquiéter, Theo, et éviter le terrible sujet. Grace s’affaira à se servir à boire, changea d’avis pour un café au lait en allant fermer la fenêtre au-dessus de l’évier. L’air du soir était toujours un peu frais, à Port Isaac. La boisson et le regard de Theo posé sur elle la réchauffèrent. La tasse fumante à la main, elle se rapprocha pour s’asseoir sur un comptoir, à une distance raisonnable qui empêcherait Theo de lire une réaction traîtresse, une émotion ou un sourcil froncé qu’il connaissait par cœur et qui la trahirait. Grace avala sa gorgée de travers, sentit sa trachée s’enflammer. Le concert. Elle avait oublié le concert. – J’étais là Theo, tout au fond de la salle, tu m’as pas vue ? Rien n’allégeait l’atmosphère. Sa propre culpabilité, en plus de son gros secret, pesaient lourdement au-dessus d’elle, menaçaient à tout moment de s’écrouler. – Je… Je suis désolée. Il avait raison. Rien de tout ça ne lui ressemblait. Grace n’était pas censée oublier le concert au Golden Lion, Grace n’était pas censée ne plus voir Theo, Grace n’était pas censée tomber enceinte de lui. Elle contemplait sa vie lui échapper entre ses doigts, immobile et impuissante. – Je viendrai la prochaine fois, promis. Ça la tuait d’avoir manqué le rendez-vous pour la première fois. Elle y allait toujours, même quand ils se séparaient. Leurs souvenirs résidaient là-bas. Les yeux vides sur Bun, Grace voulait fuir, dans leur passé. Instinctivement, elle lui prit la main, parce qu’elle en avait besoin. – Tu as des nouvelles chansons ? Elle entendait encore les cordes de sa guitare et sa voix enraillée dans le soleil du salon. Elle donnerait tout pour retourner dans ce moment, et arrêter le temps.