all of the stars / grace

⁑ cause all of the stars
are fading away
just try not to worry
you'll see them someday.

Le soleil avait déjà entamé sa lente descente vers l'horizon. Bientôt, on verrait les étoiles apparaître une à une. Bientôt, Askja retrouverait le confort de la nuit, les yeux levés vers la Lune. Elle était l'âme solitaire qui errait dans les rues de Port Isaac. Il semblait toujours qu'elle en connaissait les moindres recoins. Mais chaque jour, elle s'aventurait dans les ruelles reculées, celles qu'elle n'avait pas encore découvert, dont les murs étaient envahis de plantes grimpantes. Elle y imaginait sa petite silhouette d'enfant, courant après les courants d'air, les cheveux dans la brise, jusqu'à atteindre la plage. Et son père, qui tentait de suivre la cadence, lunettes au bout du nez. Il lui lirait des histoires, assis sur le sable frais. Des histoires de constellations et des histoires de l'infini. Elle ferma les yeux un instant, se laissant guider par les réflexes de ses pas. Elle savait où elle allait. A la maison. Son père n'était plus là. Elle était trop vieille pour qu'on lui raconte les histoires. Elle les inventait elle-même. Elle étira le bras droit, grimaçant à la douleur qui vrilla son épaule. Les nuits passées endormie sur le bureau, et les gestes répétitifs au café étaient devenus douloureux. Elle refusait d'admettre qu'elle n'était plus l'adolescente débordante d'énergie qu'elle avait été. Elle souffla en glissant la clé dans la serrure, impatiente de retrouver le confort du cottage. Un sanglot éclata dans le crépuscule, léger et franc. Elle releva la tête, sourcils froncés. Elle n'était pas l'amie dont on rêve. Elle ne savait pas sécher les larmes. La silhouette de la petite voisine, recroquevillée sous son porche, se découpait dans les derniers rayons de lumières. Askja ne bougea pas, figée dans son mouvement, les doigts autour de la clé. Elle ne savait pas quoi faire. Elle se pencha en avant, plissant les lèvres. - Merde… souffla-t-elle en tournant la clé. Elle ne pouvait rien pour Grace. Elle appuya sur la poignée. Ou peut-être que si. - Fais chier. Elle recula, fébrile d'appréhension, roulant des yeux. Elle était incapable de la laisser seule. Elle devait au moins s'assurer que rien n'était grave. Elle serra et desserra les poings en avançant sur le trottoir, se mordillant la lèvre alors qu'elle approchait dangereusement. Elle s'arrêta au bout de la petite allée. - Hm, euh, est-ce que tout va bien ? Elle jouait nerveusement avec ses clés, se balançant sur ses pieds. - Je suis la voisine, enfin, vous le savez déjà, mais, hm, je vous ai entendu pleurer. Manque de tact. Elle nierait forcément. Elle essuierait ses larmes et relèverait le menton. Parce que c'était ce que les gens faisaient. On ne pleurait pas devant les autres. Il semblait que retenir ses larmes était une politesse. Elle s'avança lentement jusqu'aux quelques marches. Silencieuse, presque gênée. Et cette sensation étrange, au fond de l'estomac.

Les doigts tremblants lâchèrent l’objet en plastique, qui tomba presque silencieusement sur le carrelage de la salle de bain. Pourtant il retentit, sourdement, affreusement. Le bruit assourdit les organes de Grace, un par un. Les premiers rayons de soleil reluisirent sur le petit écran digital, qui affichait le message fatidique. Ses yeux écarquillés n’en décollaient pas. Son esprit était désordonné, une tempête. Elle cherchait un détail qui trahirait la réalité, qui ferait juste un cauchemar de tout ça. Rien. Et c’était le deuxième test. Elle hésitait à en acheter un troisième, puis se résigna en imaginant un troisième smiley heureux s’afficher. Ça expliquait les nausées des derniers matins et le retard du rendez-vous mensuel. Elle avait un truc lourd dans l’estomac, Grace. En plus du fœtus qui y logeait. C’était pas pour elle, c’était trop tôt. Elle devrait être ravie, comme toutes les femmes de son âge qui tombent enceinte et qui pleurent de joie, qui organisent des baby showers et qui listent déjà des dizaines de prénoms. Mais le détail de trop peint une ombre au tableau. Elle n’avait aucun doute sur ça. Le père de cet enfant malvenu, c’était Theo. Même si ils étaient séparés, elle n’avait pas connu d’autres bras, elle n’avait eu personne d’autre dans ses draps. Grace hésita à se saisir du combiné et se porter malade. Elle sentait aucune force pour la trainer jusqu’à l’école et faire comme si de rien n’était. Elle se leva quand même, ignora le test gisant au sol. Mais elle s’habilla, se coiffa, attrapa son sac et claqua la porte, sans dire au revoir à sa chienne. Machinalement, comme un fantôme sans visage. Elle se laissa porter par ses pas jusqu’à la salle de classe, et la journée défila sous ses yeux de spectatrice immobile et inerte. Elle était sans vie qu’elle allait donner.
Le manteau du crépuscule la réchauffa sur le chemin du cottage. Grace passa la porte en essayant d’enfermer ses émotions à double tour. Des dizaines de souvenirs dispersés dans la maison l’attaquèrent alors, tachant de traverser son faible bouclier. Elle posa les yeux tour à tour sur un pull moutonneux toujours suspendu sur un fauteuil, sur une photo joyeuse dans un cadre abîmé, sur un mug rapporté d’un voyage d’amoureux. Theo reconquit son esprit, reprit possession d’elle après s’être installé dans son ventre. Grace, debout dans l’entrée, laissa tomber au sol son sac et ses clés, son cœur et ses résolutions. Un cri grondait au fond de sa gorge, refusait de sortir, l’étouffait. Elle se rua dehors et laissa l’air frais du soir remplir ses poumons, calmer son angoisse. Elle rejoignit le sol brutalement, accablée du poids de la réalité. Sa cage thoracique trembla. Avant qu’elle s’en rende compte, elle pleurait. Les larmes s’échappaient de ses yeux comme du sang s’échappe d’une plaie. Cet enfant la rendait malheureuse avant même de venir au monde. Le silence du monde l’affaissait, pourtant elle entendit une voix. Pas étrangère. Une voix qu’on entend en allant chercher le courrier ou en rentrant les courses. Grace leva le regard et reconnut sa voisine, une islandaise qu’elle appelait madame à défaut de savoir prononcer son nom. Elle sourit, pauvrement, comme seule réponse. Elle pensait être seule dans la nuit. – Excusez-moi, je voulais pas vous déranger. Elle passa le dos de ses mains sur ses joues pour effacer les traces salées, un peu honteuse. Mais elle ne savait pas de quoi. Les larmes reprirent leur course effrénée, sans bruit cette fois. Une question l’embêtait, entre deux sanglots, et elle se dit que sa gentille voisine aurait peut-être une réponse. - Dites, qu’est-ce qu’on fait quand la vie s’effondre comme ça, tout à coup ? Grace se poussa de quelques centimètres sur les petites marches en pierres froides, laissa une place à côté d’elle, au cas où.